Métaphore

Il fait froid dehors

La France version américaine

Avertissement :

Je m'excuse à l'avance auprès de Libé et de Christopher Newfield pour la reproduction du texte suivant, c'est sans doute un peu gros pour passer dans le cadre du droit de citation, mais j'ai tendance à penser que c'est le genre d'info qui doit circuler au maximum et toucher le plus de gens possible, alors s'il y a trois gens à toucher ici, ça vaut le coup. L'original sur le web est à http://www.liberation.fr/page.php?Article=169976 et est écrit par un monsieur qui est professeur de culture américaine à l'université de Santa Barbara et directeur du Centre pour la création et l'innovation, pas quelqu'un de trop bête (cf. http://www.english.ucsb.edu/people-detail.asp?PersonID=32) Ce texte est reproduit ici dans un but de prosélytisme et dégage à la moindre demande, mais ça serait dommage d'empêcher ce genre d'infos de se répandre.

Moi, c'est le genre de truc qui me fait froid dans le dos.

Dénigrer les Français a longtemps été l'un des passe-temps favoris des Américains. Ces complaintes se cristallisent généralement autour de la politique étrangère de la France, et du prétendu antiaméricanisme de son peuple. Mais, aux Etats-Unis, cette médisance antifrançaise, qui a atteint son summum lors des débats qui ont conduit à la guerre en Irak, tient principalement au fait que, culturellement parlant, les Français sont très éloignés des Américains : leur façon d'être et de faire est incompatible avec le mode de vie qui est le nôtre.

Et il faut dire que cette perception des choses n'est ­ ou plus exactement n'était ­ pas totalement erronée. En effet, pendant plusieurs décennies, on a pu observer de nettes distinctions entre les deux rives de l'Atlantique. Les sociétés française et américaine étaient organisées suivant des principes radicalement différents. Tandis que les Américains pratiquaient un certain laisser-aller sur le plan social, favorisant l'éclosion des inégalités raciales et salariales, la France développait, de son côté, un système social quasi infaillible destiné à promouvoir l'égalité dans ce domaine. Et, tandis que l'Amérique a peu à peu laissé son secteur public se détériorer, les Français ont réussi à maintenir le meilleur service public qui soit au monde. Le contraste ne saurait être plus flagrant que dans le domaine artistique, où la France a toujours soutenu ses écrivains, ses musiciens et ses acteurs au nom de l'exception culturelle.

Aux yeux des auteurs, artistes, musiciens et activistes politiques américains, cette différence a toujours été source de réconfort et d'espoir. La France, pensions-nous, possédait un système totalement imperméable aux défaillances sociales américaines. C'est donc avec un grand désarroi, après six mois passés en France, que j'en suis arrivé au constat suivant : les politiciens français sont en train d'adopter les méthodes américaines.

Prétendant que la France a échoué dans son adaptation aux irrépressibles changements dictés par la mondialisation, le gouvernement Raffarin a entrepris de démanteler le secteur public, en réduisant les taux de remboursement maladie et les subventions d'Etat destinées aux artistes. Son programme d'abaissement de l'impôt a creusé un déficit qui justifiera bientôt de nouvelles coupes budgétaires dans différents domaines. Cela concerne également des secteurs cruciaux ­ s'agissant d'une stratégie économique au long terme ­ tels que les universités françaises et les instituts de recherche, dont les subsides paraissent dérisoires si l'on se réfère aux normes américaines.

Dans le même temps, le gouvernement en appelle à la «réhabilitation du travail», stigmatisant les chômeurs, et en particulier les minorités sociales où le taux de chômage est le plus élevé.

Ajoutée à cela, l'épineuse question du «foulard» risque de polariser le débat social sur des conflits de classes, de races et de religion.

En d'autres termes, le discours politique français est en train de s'américaniser. Les débats français actuels semblent singer nos propres débats des années 70 et 80. Les observations, largement répandues, sur le «déclin français» rappellent notamment le discours du président Nixon lorsque, dans les années 70, il mit en garde la nation, en passe, selon lui, de devenir un «géant aux pieds d'argile». Ou lorsque le président Carter sonna l'alerte à propos du «malaise national» qui s'était emparé du peuple américain.

Ces déclarations reflétaient bien la désorientation des politiciens et puissants hommes d'affaires de l'époque, conscients que la maîtrise économique et militaire commençait à leur filer entre les doigts. Mais le but inavoué du pouvoir alors en place était en fait de provoquer une atmosphère de crise propre à justifier une thérapie de choc ­ et faire ainsi accepter à la nation ce que, dans un autre contexte, elle aurait probablement refusé. Les années 80 ont ensuite marqué l'ère de la désindustrialisation, et avec elle le déclin des services publics, la désagrégation des syndicats ouvriers, en bref, le renversement des tendances égalitaires des deux générations précédentes.

Comme en France aujourd'hui, ce phénomène était accompagné d'un discours moralisateur sur la nécessité de réhabiliter la «valeur du travail». L'aile droite, opposée aux programmes de l'Etat-providence tels que les retraites publiques et l'assurance maladie subventionnée, affirmait que le travail avait mauvaise réputation et que les chômeurs étaient des «paresseux» méritant qu'on les force à se remettre à la tâche. Personne n'a jamais avancé de faits concrets pour soutenir cette thèse : elle s'est pourtant imposée comme une évidence avec une rapidité effroyable. Du candidat à la présidentielle Barry Goldwater en 1964 à Ronald Reagan dans les années 80, la droite républicaine n'a cessé de répéter que la trop large place laissée au service public était à la fois la cause et la conséquence de l'aversion grandissante des Américains pour le travail productif.

De tels arguments présentaient un sérieux avantage : les problèmes économiques pouvaient être ainsi mis sur le dos des travailleurs plutôt que sur celui des politiciens et patrons américains, laissant toute latitude à ces derniers pour inventer des solutions plus dommageables aux travailleurs qu'à eux-mêmes. Pendant plus de vingt ans, les impôts sur les tranches les plus élevées et sur les revenus des investissements ont été réduits encore et encore, de telle sorte que ces baisses, ajoutées à diverses réformes arbitraires, ont ramené l'inégalité des revenus américains à son niveau des années 20, tout en provoquant la dégradation des différents services publics. Si l'on se fie à des paramètres tels que la moyenne globale du produit intérieur brut et le déficit extérieur, ces changements de politique n'ont pas tant amélioré la compétitivité économique que profité aux riches, et ce par le biais de la redistribution nationale.

Afin de discréditer le domaine public, la droite républicaine a mené pendant vingt ans une campagne triomphante liant la question du service public à celle de la race. Les conservateurs ont aveuglé l'opinion en faisant passer les revendications citoyennes des mouvements noirs réclamant plus de justice et d'égalité pour une soi-disant quête de «privilèges», visant à obtenir un statut «à part». Le point culminant de cette histoire reste l'anecdote apocryphe du président Reagan, selon laquelle une femme noire utilisait ses bons d'alimentation fournis par l'Etat pour acheter de la vodka plutôt que de la nourriture. Et dès lors que les revendications des Afro-Américains furent largement perçues comme en marge du courant politique dominant, leurs alliés libéraux ou issus de la gauche «blanche» furent éjectés du paysage politique de la même façon.

Le débat qui agite la France sur le port du voile à l'école pourrait bien être utilisé pour servir les mêmes desseins. On a volontairement donné à cette affaire un tour mélodramatique en y faisant entrer les notions de laïcité et d'unité républicaine, avec pour résultat la stigmatisation d'une minorité, dont les attentes en matière de justice économique et sociale ­ on appelle cela l'«intégration» ­ ont longtemps été ignorées par les gouvernements successifs, tant socialistes que conservateurs. Dans cette affaire du foulard, le gouvernement se sert de quelques cas insignifiants sur le plan statistique (vingt situations réellement litigieuses sur une population de 60 millions d'habitants) pour redéfinir les «musulmans français».

Alors que les musulmans français étaient jusque-là les malheureuses victimes de conditions de vie misérables sans réelles perspectives d'avenir, la crise du voile les a convertis en ennemis de la République française. Et dès lors qu'on les présente comme des opposants à la citoyenneté du pays, leurs droits aux prestations publiques, ainsi que ceux d'autres minorités, peuvent aisément être reniés. Jusqu'à présent, cette stratégie fonctionne à la perfection. Elle a permis d'étouffer les véritables questions, économiques et sociales, et a paralysé le Parti socialiste. L'Hexagone, l'une des rares sociétés industrialisées à avoir fermement rejeté les restructurations imposées par le néolibéralisme, semble donc avancer pas à pas sur les traces des Américains.

La France occupe une large place dans l'imaginaire américain, mais uniquement parce qu'elle demeure différente ­ faisant figure d'alternative, de complément, d'alter ego dans le monde capitaliste. Ce pays a toujours fait office de foyer pour les créateurs étrangers, leur propre gouvernement leur rendant généralement la vie trop dure, les empêchant par là même d'accomplir leur oeuvre. C'est Gertrude Stein qui écrivit un jour avec un parfait esprit d'à propos que «Paris a toujours constitué une auberge pour tous les artistes, ils sont accueillants, les Français, ils vous entourent d'une atmosphère civilisée et vous laissent complètement à vous-mêmes». Les récents bouleversements de la société française issus du modèle américain constituent une réelle menace pour cette «atmosphère civilisée», au sens où ils portent atteinte à cette fameuse conception de paix sociale et d'égalité qui a empêché la France d'effectuer de solides innovations économiques, et lui a coûté sa place de leader occidental sur l'échiquier mondial. En tant qu'Américain (inquiet) à Paris, j'espère que la France fera le choix de rester elle-même.

Traduit de l'anglais par Bérangère Erouart.

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