Distiller l’ennui
Lorsqu’on souffre du syndrome d’Asperger, un des -si ce n’est le- domaines le plus atteints, c’est tout ce qui touche aux relations sociales : difficulté à les initier, difficulté à les maintenir. Malheureusement, contrairement à ce que certains imaginent, ce n’est pas par haine des autres. Au contraire : malgré le besoin de passer du temps seul pour recharger les batteries, comme tout être humain, l’absence de contact avec les autres nous dessèche. Personnellement, j’aime les gens, mais je suis incapable d’aller vers eux. Il n’existe à peu près qu’une seule façon pour moi de rencontrer quelqu’un : il faut que ça vienne de l’autre, que l’autre voit quelque-chose qui l’intéresse à travers de ce mur que je construis moi-même et que ce soit lui qui fasse un effort pour venir vers moi.
Et la pire de toutes les difficultés sociales, c’est évidemment le couple. Ici, Asperger joue au moins sur trois niveaux : mauvais, bon, et mauvais. Le premier niveau, c’est la rencontre : incapable de sortir rencontrer des gens, incapable d’être à l’aise dans une situation sociale où il y a des étrangers, les probabilités de rencontre sont excessivement faibles. Quand bien même je me retrouve en face d’une inconnue intéressante, je deviens encore plus bloqué, incapable de parler normalement, incapable de la regarder en face, incapable de lui donner l’envie de s’intéresser à moi. Non seulement je ne rencontre jamais la jolie inconnue, mais si par extraordinaire ça finit par arriver, elle n’a qu’une envie : se sortir de cette conversation inconfortable.
Tout n’est pas sombre cependant : parfois, par chance, je me retrouve dans une situation où je suis obligé d’avoir un contact un peu prolongé avec les autres. Il arrive dans ces cas-là que ça me laisse le temps de sortir à leurs yeux de la case “le mec bizarre”, simplement. Parce que c’est ça aussi que je dois à Asperger : oui, je suis bizarre, un peu, mais c’est ce qui me rend pas totalement inintéressant. C’est ce qui fait que je suis passionné, c’est ce qui fait que je suis cultivé, que j’ai une vision particulière du monde, et mon humour lui-même doit énormément au syndrome. En réalité, c’est ce qui me permet tout simplement de sortir des cases, d’être toujours “à côté”, d’être parfois difficile à circonscrire. Et c’est là que ça devient une chance : quand de temps en temps, des circonstances exceptionnelles me permettent d’avoir le loisir, aux yeux de certaines, de passer de bizarre à pas comme les autres. Et se distinguer des autres, dans le dialogue amoureux, c’est un atout formidable. C’est à ça que je dois, ces vingt dernières années, toutes mes relations importantes.
Il y a malheureusement autre chose que je dois à Asperger dans mes relations amoureuses de ces vingt dernières années : l’essentiel de mes ruptures. Dans une relation de couple, le syndrome fait de moi le roi de la publicité mensongère ; je séduis parce qu’effectivement, je suis passionné, parce que je suis différent, parce que j’ai gardé l’esprit d’un gamin et que j’ai un gros grain de folie, parce que je suis capable d’aller au bout du monde. Puis vient le quotidien : je n’ai pas d’initiative, je suis casanier, je ne suis pas très doué pour avoir une conversation de tous les jours, je suis répétitif, je suis sans surprise. Une fois toutes les quelques années, une fille tombe amoureuse de moi pensant que je vais l’emmener au bout du monde, je ne l’emmène même pas au cinéma.
Parfois, j’essaie de me convaincre que je peux me sortir de ce cercle vicieux, de me dire que cette fois-ci, c’est différent. En réalité, ça recommence encore et encore. J’ai mis très longtemps à comprendre ce mécanisme. D’autant plus longtemps d’ailleurs que ça n’a jamais été dit clairement : je ne suis pas un mauvais gars. Quand les filles, à force d’ennui, cessent d’être amoureuses de moi, elles me gardent beaucoup d’affection et, pensant que je suis un gars bien, elles n’ont pas envie de m’abîmer. J’ai entendu à peu près toutes les variations du c’est pas toi, c’est moi
, justement pour ne pas me faire mal en m’envoyant à la figure que ben si, c’est moi, c’est l’ennui que je distille au quotidien qui a tué l’amour[1]. J’ai appris à serrer les dents quand j’entends Tu es un gars génial, j’ai tellement de chance de t’avoir rencontré !
, parce que c’est ce qui annonce qu’elles s’en vont.
Le pire pour moi, c’est d’observer ça, de savoir que l’échec vient de moi, et de n’y rien pouvoir changer. J’ai l’impression d’être attaché sur un rail, de voir arriver le train, incapable d’empêcher l’inéluctable.
Le plus difficile, c’est qu’à chaque fois que la situation se reproduit, la certitude que ce ne sera jamais différent se renforce. Rien ne me met autant les larmes aux yeux que de voir un couple âgé se tenir la main dans la rue, encore amoureux. Parce que je sais que ça ne m’arrivera jamais.
Et je n’ai même plus envie d’essayer. Je connais la fin à l’avance.
(photo : Road to nothing but a tombstone)
Note
[1] La plupart du temps, c’est à ce moment-là qu’en bon autiste, je pars en crise, tous curseurs à fond, sans plus rien contrôler. À ce moment-là que la douleur prend toute la place, que les crises d’angoisse se succèdent et que je détruis consciencieusement toute volonté qu’elles peuvent avoir de rester proches malgré la rupture, voire simplement de rester en contact. De toutes façons, ce passé commun devient pour moi une terre brûlée et y revenir ne m’amène que de la douleur. Jusqu’au jour où je vais mieux et que je m’aperçois que par ma faute, malgré ce qu’on a partagé, on s’est complètement perdus de vue. Et c’est une autre douleur qui s’installe.
Publié le 28/07/14, dans la rubrique Bordel dans ma tête.
Commentaires
1. Par toto, le 28/07/2014 à 11:27
2. Par ophélie, le 29/07/2014 à 16:19
3. Par M. LeChieur, le 30/07/2014 à 09:46
4. Par xave, le 30/07/2014 à 11:28
5. Par M. LeChieur, le 30/07/2014 à 12:15
6. Par M. LeChieur, le 30/07/2014 à 12:20
7. Par xave, le 30/07/2014 à 12:54
8. Par M. LeChieur, le 31/07/2014 à 21:04
9. Par M. LeChieur, le 17/08/2014 à 00:52
10. Par xave, le 17/08/2014 à 09:25
11. Par M. LeChieur, le 18/08/2014 à 09:47